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Julien Desprez
artiste associé saison 2017-18

Guitariste, improvisateur, compositeur, Julien Desprez participe activement à la formation des groupes Radiation 10 (1er prix de groupe du tremplin Jazz a la Défense 2007), Q (élue Jazz Migration AFIJMA 2011), Acapulco, Irène (1er prix de groupe et de composition du tremplin Jazz a la Défense 2010), D.D.J., Linnake (trio de Jeanne Added) et SnAP. Tous ces projets ne l’empêchent pas de participer en tant que sideman dans d’autres aventures musicales comme l’Orchestre National de Jazz, Tortoise, Benzine ou le Madriguals For Five Guitar de Noël Akchoté.
Il joue sur diverses scènes européennes et américaines au côté de Louis Sclavis, Mats Gustafsson, Stéphane Payen, Edward Perraud, Rob Mazurek, Jeff Parker, Frank Vaillant, Gilles Coronado, Beñat Achiary, Mwata Bowden, Marc Ducret, Sylvain Darrifourcq, Thomas de Pourquery, Jeanne Added, Ève Risser, Sylvaine Hélary…

Très investi dans la scène jazz parisienne, il co-fonde avec Benjamin Flament et Yann Joussein le collectif Coax, très vite repéré comme le vivier d’une des nouvelles génération du jazz français. C’est une structure fédératrice d’énergies, dans laquelle il s’investit activement à travers l’organisation de concert et d’événements comme le 1er COAX Festival.

Après la pianiste Ève Risser l’année dernière, Julien Desprez est le nouvel artiste associé à Penn ar jazz pour la saison 2017/2018. On peut ainsi le retrouver à l’Atlantique Jazz Festival pour un duo avec Rob Mazurek, au festival Invisible pour un solo

Entretien avec Julien Desprez
artiste associé de la saison 2017-18

Quel est ton parcours « académique» de musicien ? La guitare est-elle ton instrument naturel depuis toujours ? Si oui, d’où vient cette passion ? Qu’est-ce que la guitare représente pour toi ? Quelle est sa place, son importance dans le paysage musical d’aujourd’hui ?
Julien Desprez : Je suis arrivé à la guitare par hasard. Cela aurait pu être un autre instrument… En fait, j’ai rencontré la guitare lorsque j’avais 16 ans (je n’avais jamais réellement pratiqué la musique avant) en squattant avec mes copains en bas de mon bâtiment. Un ami en avait une qui circulait de mains en mains et c’est à ce moment là que j’ai accroché. C’est donc plus une rencontre qu’un choix, cet instrument. Après je suis rentré au conservatoire de Yerres dans l’Essonne où il y avait ce formidable professeur, Patricio Villaroel. J’ai enchainé avec l’école de musique de Montreuil (93) avec Malo Valois, toujours pour la même raison, et l’atelier de Stephane Payen à Bondy (93). Je me suis surtout dirigé vers ces écoles car c’était un vivier de rencontres avec beaucoup d’autres musiciens. Après tout ça, j’ai vécu une forme de rejet vis à vis de la guitare électrique. Nous la voyons partout, films, publicités et j’en passe, c’est l’instrument “cool” et consumériste par excellence. Cela montre aussi une certaine évolution du rock. De contestataire et minoritaire qu’elle était à une certaine époque, cette esthétique de vie, tout autant que musicale, est passée du côté majoritaire et dominant. Le cliché du “guitar hero” ne me plaisait pas du tout. C’est certainement ce qui m’a motivé à trouver une autre manière d’en jouer. Trouver un moyen de sortir de la guitare, tout en jouant de la guitare, car c’est l’instrument que j’avais entre mes mains. Cela m’a donc poussé à l’imaginer autrement, et au final, aujourd’hui, je trouve que c’est un instrument formidable. Il est possible de se positionner de plein de manières diverses et de l’envisager sous pleins d’angles différents ! Elle peut être aussi bien utilisée comme un contrôleur ou un ordinateur, que comme un instrument traditionnel, tel un violon.

Jazz, expérimentation, improvisation, musique contemporaine, avant-gardiste, comment qualifierais-tu les musiques que tu donnes à entendre ? Est-ce important pour toi de les classer, d’y coller une étiquette ?
J.D. : Ce n’est pas particulièrement important de classer tous ces différents styles pour moi. Ils sont, au final, souvent une manière différente de dire la même chose. Par contre, je pense que c’est plus ou moins important pour le public, c’est certainement quelque chose qui permet de s’identifier à une musique ou pas… Et comme je fais aussi partie du public… Donc finalement cela m’importe ! Tout dépend de la position dans laquelle je suis, acteur ou spectateur… J’essaye d’être à l’écoute des retours du public, pour savoir comment les gens définissent ou qualifient ce que je fais. Je me pose bien entendu énormément de question sur ma pratique, mais je pense que pour que quelque chose se définisse, il faut toujours deux entrées, deux avis. Définir ce que je fais uniquement par mon seul avis me semble vain et fermé. J’adore le retour du public dans ce sens-là, il voit toujours des choses que je ne vois pas !De l’autre coté, je ne me suis jamais considéré comme jazzman ou bien rockeur ou bien improvisateur ou avant-gardiste. Par contre, je suis ami du jazz, du rock, de l’improvisation, des musiques électroniques et avant-gardistes. J’imagine donc que ce que je fais est un mix de ces esthétiques ou une position au milieu de toutes ces appellations. Dans lesquelles je me sens libre de me promener à mon gré, selon ce que j’ai envie de dire ou de faire passer !

Musique ”grand public”, pas ”grand public”, accessible ou pas, difficile ou facile, est-ce un distinguo que tu fais ? Qu’aurais-tu à dire, pour les convaincre, à ceux qui considèrent la musique improvisée et expérimentale comme hermétique, élitiste et donc inaccessible ?
J.D. : Non, je ne fais pas ce distinguo. Pour ma part, je suis arrivé à toutes ces musiques dites ”difficiles” par hasard et je ne viens pas d’une famille faisant partie de “l’élite”. Ma mère travaillait à la Sécurité sociale, mon père était plombier, mais quand j’ai découvert toutes ces musiques “libres” cela m’a parlé d’emblée ! Je crois qu’il y a surtout des goûts et des couleurs, plutôt qu’une histoire d’accessibilité. En fait, la seule différence que je fais est entre musique “concrète” et musique “abstraite”. Par “abstrait”, j’entends une musique qui fait référence aux souvenirs, à un sentiment déjà connu, comme Radiohead par exemple. C’est-à-dire que pour exprimer un sentiment, cette musique doit passer par une référence, quelque chose que nous connaissons, comme une certaine harmonie ou un certain rythme. Elle doit être référencée pour provoquer quelque chose. Ce que fait majestueusement la pop music. De l’autre côté, la musique “concrète” est pour moi la musique ne s’appuyant pas sur des souvenirs ou du déjà vécu. Elle propose la puissance du son en contact avec le corps humain. Très simplement. Et l’expérience de ce contact. C’est la beauté du son, de pouvoir parler de quelque chose de très précis, sans avoir besoin de le dire avec des mots. De cette manière, tout le monde est libre de s’approprier comme il l’entend ce qu’il écoute, de se laisser aller au moment présent et d’avoir accès à une nouvelle expérience à chaque fois !

Tu peux avoir une relation très « physique » avec ta guitare. Est-il exact que tu utilises notamment un modèle (une Stratocaster, je crois) pour sa grande solidité ?
J.D. : Effectivement. Mais j’utilise avant tout cette guitare, une stratocaster, oui, pour le son qu’elle a et ses possibilités sonores. Après, c’est vrai qu’elle est plutôt solide, cela m’évite d’avoir à en changer tous les ans !

Tu es artiste associé de Penn Ar Jazz pour la saison 2017-2018. Est-ce quelque chose de nouveau, d’inédit pour toi ? Comment le vis-tu, qu’en attends-tu et quelles sont les pistes que tu as envie de suivre à Brest ?
J.D. : Oui, c’est plutôt quelque chose de nouveau pour moi. J’avais déjà été en résidence ou associé à une structure telle que Penn Ar Jazz, mais toujours à travers le collectif dont je fais partie, COAX. C’est la première fois que je participe à une aventure comme celle-ci sous mon seul nom ! Et j’en suis très content. J’aime beaucoup l’énergie de l’équipe de Penn Ar Jazz, et plus généralement l’énergie qu’il y a à Brest. Il me semble que tout le monde travaille main dans la main et c’est plutôt formidable. C’est un fait assez rare pour être souligné !Il y a aussi beaucoup de musiques très différentes présentes à Brest, et donc des publics très variés. J’aimerais, d’une manière ou d’une autre, amener à faire se rencontrer toutes ces différences. Il y a aussi un projet en cours avec des sourds et malentendants qui m’excite beaucoup.

Quelle est la perception du son par des gens qui n’entendent pas ou très peu ? Qu’est-ce que cela donne quand le corps tout entier se transforme en oreille ? En tant que guitariste, as-tu des ‘guitares hero”, des modèles, des maîtres qui ont montré le chemin et que tu vénères ?
J.D. : Oui, j’en ai eu bien entendu. J’ai beaucoup écouté Marc Ducret, par exemple, quand j’étais au conservatoire. Mais si je devais n’en retenir qu’un seul aujourd’hui, je dirais Bill Frisell. C’est un des rares guitaristes que j’écoute encore aujourd’hui avec le même plaisir. Pour moi, c’est avant tout un musicien, avant d’être un guitariste. Mais comme je le disais par ailleurs, j’ai eu une période où je n’aimais plus du tout la guitare. Et à ce moment, les gens qui m’ont le plus influencé se trouvaient dans la lecture. Avec des philosophes comme Deleuze, Tristan Garcia, Nietzsche, ou des auteurs comme Quignard, K.Dick ou Burroughs…

Tu travailles au sein du White Desert orchestra, un grand ensemble de dix musiciens. Comment définis-tu la place de la guitare dans cet ensemble, et dans les grands ensembles en général ? Je pense à ce que des Marc Ducret ou Nguyen Le ont apporté par le passé à l’ONJ.
J.D. : Effectivement, je joue ou j’ai joué dans plusieurs grands ensembles différents, Fire!Orchestra, Radiation 10, le White Desert…J’ai tendance à sentir la place de la guitare dans un orchestre comme une palette de couleur, comme quelque chose pour renverser la perception que l’on peut avoir de l’orchestre. Par exemple, dans le White Desert, j’aime beaucoup utiliser ce qui est spécifique à la guitare électrique par rapport aux instruments acoustiques présents dans l’orchestre. C’est-à-dire une grande plage de dynamique de volume. Je peux jouer aussi bien ultra-piano que très très fort. J’aime beaucoup “manger” l’orchestre sur une courte durée, c’est-à-dire jouer beaucoup plus fort que l’orchestre lui-même jusqu’à sa disparition, pour à mon tour disparaître et redonner un nouveau point de vue, une nouvelle dynamique à l’orchestre.  Mais dans un groupe comme Fire! Orchestra, qui est clairement plus rock et noise, avec plein d’instruments également électriques, mon placement est complètement différent. Je fricote plus avec la fonction habituelle de la guitare électrique. À la fois dans la rythmique, pour envoyer des riffs et laisser sortir des décharges sonores à certains moments, puis venir déstabiliser l’homogénéité rythmique et mélodique de l’orchestre !

Tu as, me semble-t-il, le besoin d’être insaisissable musicalement, capable ici de jouer très finement de la guitare acoustique, comme de produire ailleurs un fracas très noise, voire carrément punk. Cet éclectisme est-il générationnel (le constates-tu chez tes confrères ou amis musiciens) ou très très personnel ?
J.D. : Je ne pense pas que cet éclectisme soit générationnel. Déjà bien avant, il y avait plein d’artistes touche-à-tout. Tony Conrad par exemple, il était capable de se balader entre musique, films et arts plastiques !Par contre, je pense qu’aujourd’hui, il est plus facile d’identifier des artistes ayant des pratiques plus éclatées, plus éclectiques, plus fragmentées. Nous sommes dans une période où chaque personne est beaucoup plus fragmentée qu’avant. C’est-à-dire que tout le monde aujourd’hui écoute des styles de musiques très différents, regarde tous types de films, d’art. Notamment grâce à internet, et de ce que l’on appelle “la démocratisation culturelle”. Il devient donc plus facile d’identifier des artistes ayant eux-mêmes une pratique fragmentée. De mon point de vue, finalement, je ne considère pas mon travail comme quelque chose de si éclectique que ça. J’essaye surtout de construire un sens global à travers mes propositions artistiques, en utilisant les styles musicaux et différents champs artistiques comme des briques ou des legos. Pour créer un nouvel édifice qui me parle et qui reflète très certainement ma vision et sensation du monde actuel. D’où le fait que je puisse proposer d’un côté un solo comme Acapulco Redux, performance très intense, qui se vit comme une expérience, et de l’autre côté un groupe comme Parquet, qui est là pour faire danser les gens, et leur faire passer un bon moment. Je crois énormément en la multiplicité du monde et des êtres humains…

Tu me disais récemment, à Quimper, que tu avais la chance de pas mal travailler, et que cela semblait aller plutôt bien pour toi en ce moment. Est-ce que tu as le sentiment d’être représentatif d’une génération ou au contraire une exception un peu atypique, un privilégié. Quel regard portes-tu sur la situation des musiciens qui font le choix de modes d’expression, confidentiels et non “commerciaux” ? Plutôt la galère ou l’embellie ?
J.D. : D’une manière générale, je préfère être positif et accompagner les choses qui m’arrivent, ou se passent autour de moi, dans la limite du possible et de ce que je pense, bien entendu. Effectivement, je suis plutôt content. Après, je n’ai jamais vraiment la sensation de travailler, en fait ça m’excite plutôt beaucoup tout ça !Mais je n’ai pas vraiment l’impression d’être privilégié par contre ou atypique. Finalement, tout ça représente pas mal de choses différentes à faire : communication, trouver des concerts, écrire de la musique, penser une performance. C’est un réel investissement à plein temps ! Je pense aussi tout ça d’une manière éco-logique un peu comme un écosystème. Aujourd’hui, j’ai plutôt pas mal de concerts et après, ce sera au tour de quelqu’un d’autre. De mon coté, j’aurai moins de concerts, cela sera le moment de m’effacer un peu, mais j’en profiterai pour concrétiser d’autres projets en gestation aujourd’hui…Après, je ne crois absolument pas à cette manière de découper les choses : d’un côté des modes d’expression plus confidentiels et de l’autre, des choses plus commerciales. Je pense que tout le monde fait ses choix en fonction de qu’il a envie de faire, de ce qu’il entend, de ce qu’il a envie de développer, et que cela donne des résultats différents. Dans ce sens-là, Beyoncé et Jean-Luc Guionnet sont sur le même plan.

Les élections viennent de se produire. Qu’est-ce qu’un musicien de ta génération peut en attendre, en espérer ?
J.D. : Très bonne question ! À vrai dire, je ne sais pas trop quoi en attendre, mais je me suis dit que j’allais plus m’investir dans le milieu associatif, d’aide aux migrants, SDF, personnes qui galèrent. À travers l’art ou pas. Tout ça m’a plutôt donné envie de retrouver un contact direct avec la société et le monde. Plutôt que de passer par un processus faussement électoral, et une conversation entre les communautés de pensées via les médias… J’ai envie d’aller réellement rencontrer les gens qui pensent différemment de moi, qui ont une vie qui n’a rien à voir avec la mienne.

On a parfois trop tendance à ranger les catégories dans des petites boîtes bien étanches. Je suppose que la musique n’occupe pas tout ton esprit. Quelles sont tes relations avec la littérature, les arts plastiques, l’environnement, les autres cultures du monde et comment abondent-elles, nourrissent-telles ton inspiration ou “tout simplement” ton existence ?
J.D. : Oui, exactement ! Je pense que la chose qui m’anime depuis plusieurs années, est cette question: “comment sortir de la musique par la musique ? Comment parler d’autre chose que de musique ou de sons par la musique elle-même…?” J’ai plutôt une grande relation avec la philosophie, avec ce qui questionne notre rapport au monde et son organisation. J’ai toujours trouvé une grande nourriture spirituelle et sonore à travers la littérature, via les auteurs déjà cités plus haut. J’aime également beaucoup la danse et le rapport au corps, avec des chorégraphes comme Xavier Leroy, Gisèle Vienne, ou Boris Charmatz… Niveau environnement, j’essaye toujours de me penser comme une partie de quelque chose. En tout cas, j’ai toujours besoin de revenir à une position où je sens que je fais partie d’un groupe, d’un collectif, d’un ensemble. Sans pour autant perdre ma propre individualité ou personnalité. Nous ne sommes qu’une petite partie du monde… Même quand je monte un projet dont je suis le leader, j’essaye toujours de le penser au milieu de quelque chose. Quel place prend-t-il dans le paysage artistique actuel ? Quel sens a-t-il par rapport au monde actuel ? Dans ce sens là, j’ai plutôt l’impression de m’inscrire dans une démarche écologique.