Hélène Labarrière
artiste associée des saisons 2020-21 et 2021-22
Propos d’Hélène Labarrière recueillis par Jean Rochard, fondateur de la maison de disque nato
Le geste Labarrière
Cette minute même qui m’arrive portée par des dizaines et des dizaines de milliards d’années passées,
Rien ne la vaut, rien ne vaut ce maintenant.
Walt Whitman 1
Hélène Labarrière est une musicienne, une femme, un être du maintenant. Et par « maintenant », on n’entendra pas la simple représentation d’un présent hâtif ou d’une urgence seulement consommée, mais du plein sens de son étymologie latine manu tenendo. Le geste d’Hélène Labarrière est bien celui de la main tenant, et plus encore, de la main tendue. Car c’est bien ainsi qu’elle est entrée en musique, que la musique est entrée en elle.
« J’étais assez inconsciente quand j’ai commencé à être musicienne, à tout égard, même du monde. Je n’ai pas découvert le jazz par les disques, mais par l’écoute directe des musiciens, pas forcément les meilleurs, parfois des jeunes débutants. Ce qui m’a animée, c’était de faire partie d’un monde qui était autre, avec une musique hyper physique, hyper déchirante, une espèce de tourbillon. Paris, c’était le monde de la nuit, de la débauche, de la fête. Petit à petit, j’ai compris que c’était plus profond que ça et j’ai aussi senti le sens de la révolte. Si cette musique-là avait autant de force, c’est aussi parce que ceux qui l’avaient inventée et transformée avaient une urgence vitale profonde, sociale, politique, c’était vraiment un truc de lutte, c’était pas pour rire. Ça pouvait être joyeux dans le fait de le faire mais c’était profondément vital. Et plus j’ai avancé, et plus je l’ai senti et compris. »
L’expérience prend tout son sens et plus l’ancrage est fort, plus les questions fusent, enrichissant sans cesse la relation aux événements réels. La basse, jouée décidément, c’est la persistance des instants évoqués pour leur offrir l’ampleur d’une dimension nouvelle. Ces dernières années, des milliers de manifestants ont chanté « On est là ! » dans les rues et ronds-points de France parce que le temps était venu de le dire à voix basse, à voix forte. Hélène est là, joue là, aime là, rit là, respire là, perçoit l’histoire là et rencontre là. « On croit qu’on décide mais le hasard n’est pas pour rien. Il y a des choses que j’ai faites très jeune dont je ne me suis pas rendue compte. Une fois, j’ai joué avec Don Cherry ; un gig avec Richard Raux et John Betsch. Je ne savais pas qui c’était. À un moment, ce trompettiste noir est venu jouer avec nous. Je trouvé que c’était vachement bizarre comment il jouait ce mec-là. À l’époque, je ne jouais pas du tout de free jazz, plutôt be bop, hard bop, etc., des trucs un peu plus modernes mais je n’avais jamais joué un morceau où il n’y avait pas de grille par exemple. Je devais avoir 21, 22 ans, et puis eux, ils étaient tous admiratifs, très respectueux de ce musicien. J’ai compris des années après que c’était Don Cherry. Je ne connaissais même pas son nom, ni son visage. C’est vraiment des trucs inconscients mais très marquants. Tous ces batteurs américains avec qui j’ai joué dans ces années-là, Barry Altschul, George Brown, Oliver Johnson, aimaient bien jouer avec moi. Je n’ai pas appris à jouer ça, je l’ai joué avec eux « . La musique comme conscience et la conscience pour déterminer la forme.
« C’est compliqué d’être musicienne dans ce monde parce qu’on a l’impression de jouer des musiques qui sont des espaces de liberté. On continue à s’en convaincre mais on se sent souvent dans un décalage par rapport à la réalité de la plupart des gens, plongés dans une difficulté sociale, une difficulté de vivre dans un monde d’injustice. Jouer pour montrer qu’un autre monde meilleur est possible, ça ne suffit pas, loin de là. Cette espèce de malaise de ne pas rejoindre une vraie action militante pour changer les choses. Faire de la musique ne suffit pas. J’ai envie de continuer à croire que quand on fait ce qu’on fait, que ce soit de la musique ou du pain ou cultiver un champ, d’une manière la plus… je ne vais pas dire honnête – ça ne me plaît pas trop – mais avec le plus de sincérité et d’engagement, ça fait avancer les choses, un petit pas désenchaîné vers la liberté. Quand on fait de la musique, on montre que le monde est d’une manière mais qu’il pourrait être d’une autre ou plutôt de plein de manières possibles. J’ai l’impression qu’on est effectivement de plus en plus à avoir une autre vision du monde, mais qu’en face, on a des gros méchants qui sont de plus en plus puissants et même si on est de plus en plus nombreux, eux, ils sont de plus en plus forts… On reste trop gentils. Ce n’est pas simple. » À un collègue disant que bassistes et batteurs étaient responsables du tempo, un batteur américain répondait que tout l’orchestre était en charge du tempo. Le tempo, c’est la conscience, la contrebassiste l’appréhende pleinement.
« Je sens cette musique énormément s’embourgeoiser, aussi bien par ceux qui la font que par ceux qui l’écoutent. Si on faisait une étude sociologique aujourd’hui, ça ferait très mal. Il n’y a quasiment pas d’enfants d’ouvriers. Si on va aujourd’hui au CNSM de Paris, dans la classe de jazz, et qu’on demande quels sont les métiers des parents d’élèves, les plus pauvres, ce sont des profs. Aujourd’hui, on fait grand cas de la parité. Nous, les femmes, on nous emmerde avec ça en permanence. C’est une réalité, il y a moins de femmes dans cette musique-là comme dans tous les métiers où il y a de la représentation et du pouvoir. Il y a moins de femmes pilotes de ligne, il y a moins de femmes dans les grands restaurants, etc. On en fait tout un fromage, on fait des mesures, des dispositifs, des lois mais ce qui me choque, c’est qu’il n’y a pas de pauvres, c’est qu’il y a bien peu de Noirs – femmes ou hommes – dans le jazz français, et encore moins d’Arabes, de Maghrébins. Pour une musique qui est venue de la où elle est venue, ça fait très très très mal. Et du coup, ça me donne la sensation d’être dans une lutte de petits bourgeois. Commencer à faire des dispositifs pour obliger la parité, c’est monstrueux parce que c’est encore un outil répressif pour empêcher les gens qui ont envie de faire des choses en leur donnant une obligation supplémentaire, un cahier des charges, un ordre de mission… Ça me met super mal à l’aise. Je ne confonds pas cette question avec un vrai problème qui est la violence faite aux femmes, un problème réel, omniprésent et qui est aussi dans cette musique-là. J’ai lutté toute ma vie, du premier jour, pour être une musicienne et pas pour être définie comme une femme mais comme une personne qui fait de la musique. Et quand je vois aujourd’hui où on arrive, je me dis que tout ça, c’était pour rien, parce qu’on nous ramène sans arrêt à cette question restrictive de la femme au lieu de parler du contenu, de l’objet ».
Hélène Labarrière rejoint en quelque sorte Emma Goldmann qui écrivait en 1906 : « Pour qu’une vraie relation entre les hommes et les femmes soit possible, il va falloir abandonner l’idée de dominant et de dominé pour ne se concentrer que sur une seule priorité : le don de soi sans réserve afin de vivre une vie plus riche et plus dense et de devenir soi-même un être meilleur. Cela seul pourra combler le manque et transformer la tragédie de l’émancipation féminine en joie – une joie sans limites »2.
Et, comme l’Histoire est la Géographie dans le temps3, la raison amoureuse rejoint celle du langage qui trouve en un lieu, la Bretagne, toutes ses raisons d’être. « J’ai rencontré la Bretagne, avant d’y habiter, au sein du Bal Tribal des frères Molard. Il fallait vraiment que je sois une bassiste qui tienne la baraque, sans états d’âme. Comme quand je jouais dans les clubs, il n’y avait pas à chercher des concepts et des machins, il y avait un truc, j’allais dire primaire, dans le sens positif, premier. C’est ce que j’ai su faire d’abord. Quand j’ai commencé à jouer, je ne savais pas faire grand-chose mais les musiciens me disaient que j’avais un bon tempo. En arrivant en Bretagne, j’ai retrouvé une musique extrêmement rythmique, dansante, très stylée. Je suis naturellement revenue à mes sources. Alors évidemment, je me suis posée à un moment d’autres questions qui m’ont fait aller ailleurs et qui m’ont amenée vers des espaces de plus grande liberté peut-être. D’où l’intérêt maintenant pour moi d’avoir toujours toutes ces choses, ne pas renier d’avoir une belle mélodie, avoir un super groove et de pouvoir jouer avec des sons, des grincements parce que ça, ça me touche aussi beaucoup. En fait, ce contact avec les musiciens de Bretagne avec leur spécificité musicale, leur savoir-faire, leur langage totalement spécifique – des très grands spécialistes très reliés à leur terre – m’a permis de me rassembler ».
Le geste Labarrière, celui d’une musicienne éloquente du maintenant donc, plein d’héritages librement consentis autant que d’inventions où les étincelles nomades viennent à éclairer une contrée ouvertement choisie. Si vaste.
Propos recueillis par Jean Rochard, fondateur de la maison de disques nato
1 Feuilles d’herbe – 1855, New-York, traduction française de Léon Balzagette en 1909
2 The Tragedy of Woman’ Emancipation, New York, Mother Earth Publishing Association, 1906, texte traduit et inclus dans Emma Goldman, De la liberté des femmes, Payot 2020
3 Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, 1905